L'ENFANCE
Qui êtes-vous Mme Flore ?
« Je suis née le 1er février 1936 à St Laurent du Maroni, d’un père hollandais et d’une mère guyanaise.
J’ai étudié chez les sœurs franciscaines missionnaires de Marie (l’actuel collège E. Tell Eboué).
J’ai travaillé ensuite à l’hôpital puis au commerce de M. Tanon André pendant 30 ans.
C’était une entreprise très importante qui avait un magasin d’alimentation dans chaque commune de Guyane.
Deux petites goélettes (la Mana et le Charles Lucas) desservaient le fleuve pour porter la marchandise.
Puis j’ai été remerciée et j’ai travaillé dans la restauration avec ma mère.
A l’époque, il n’y avait que trois restaurants qui servaient les gamelles : celui de mme Linguet Philomène, ma mère, et ceux de mme Léonie Gérand et de mme Daniel. »
« Mon enfance a été très heureuse, même si nous n’avions pas le luxe des enfants d’aujourd’hui.
Les jouets étaient en balata et j’avais une poupée faite par un bagnard : c’était un bijou
pour moi !
Il n’y avait pas tellement de distractions mais on allait au cinéma muet une fois par semaine, le dimanche. On se contentait de ce qu’on avait.
Et puis il y avait beaucoup de marche. C’est quand j’ai été admise au CAP, à 18 ans, que j’ai reçu ma première bicyclette !
J’ai fait beaucoup de sport en associations : basket, football, volley…
Mais je n’ai jamais joué au tennis… c’était un sport de classe…
J’habitais rue Thiers, à côté de l’actuel hôtel Star, et il y avait un court de tennis sur le terrain Tanon, et je regardais jouer les autres par un trou de la barrière !
Il y avait aussi la promenade à la place des fêtes, mais dans le square, l’heure de la promenade était limitée : après 20h, il fallait tirer sa révérence, et le porte-clefs du bagne fermait.
J’ai eu une enfance heureuse car on partageait, quelque soit la classe, il n’y avait pas de division, et tout le monde était sur un même pied d’égalité. A l’école laïque, l’uniforme effaçait les différences, il n’y avait pas de barrières comme aujourd’hui. »
LA VILLE PENITENTIAIRE
« Saint Laurent était le « Petit Paris » du temps du bagne, car la main d’œuvre était gratuite.
Aujourd’hui, grâce au Quartier Officiel et aux bâtiments de l’Administration Pénitentiaire, on garde ce souvenir bâti de mains d’hommes.
St Laurent était toujours propre !
La corvée de quinze passait chaque jour.
C’était un cortège formé d’un surveillant corse et de 15 bagnards.
Le porte-clefs était arabe ; le dernier, Tayeb, est mort l’année dernière
Il y avait l’allée centrale, allée des amandiers, l’allée de l’hôpital, allée des manguiers, et l’allée du stade, c’était celle des bambous. »
« Nous avons été marqués par le bagne, mais qu’est-ce que vous voulez, ce n’est pas nous qui l’avons choisi ! La France a décidé que ce serait en Guyane et nous avons assumé…
Au moment de la fermeture du bagne, je voulais raser le mur du camp, je ne pouvais plus le voir !
Cela nous avait marqué : quand on passait les examens à Cayenne, on nous appelait « les petites popotes de Saint Laurent » ; c’était la renommée, que voulez-vous !
Toute mon enfance est marquée par le bagne, ma jeunesse et même ma vieillesse. »
La société saint Laurentaine vivait du bagne. Quels étaient vos rapports avec les bagnards ?
« On doit beaucoup aux bagnards.
Je puis dire que parmi tous ces gens-là, beaucoup nous ont aidés à être ce que nous sommes aujourd’hui…
Mon père hollandais ne pouvait pas m’aider à l’école ; alors papa allait chercher un de ces messieurs au camp. Il m’aidait pour les leçons et les devoirs… c’était Migot…
Nous avons une reconnaissance pour ces gens-là, surtout à St Laurent.
Il y a beaucoup de familles qui descendent de bagnards, mais ils n’osent pas en parler…
On aura toujours des descendants de bagnards à St Laurent, car les bagnards libérés se mariaient avec des hollandaises et s’installaient ici. »
C’était une société castée. Chacun devait rester à sa place?
« Je vais vous raconter une anecdote amusante.
C’était pendant carnaval.
« Au petit coin de Paris » (là où a brûlé la maison de M. Palmier) était un casino de luxe tenu par Mme Grenadin.
M. Vidlo, percepteur du trésor, et sa femme ma marraine, m’avaient invitée au bal.
C’était le bal des notables et on y dansait déguisé et masqué.
Vers une heure du matin, on décida d’enlever les loups et on s’aperçut que les Richelieu, les Louis XV étaient des bagnards du camp ! Toutes ces dames de la bonne société avaient valsé avec eux…
On les amena au commissariat ( là où se situe Interprix aujourd’hui) et on les mit en prison dans les cellules pour la nuit. Le lendemain matin, on les vit en colonne, un à un, traverser toute la ville ; c’était une curiosité !
C’est un bon moment passé « Au petit coin de Paris », la surprise de ces dames ! »
La mort était-elle très présente dans la ville ?
« On n’assistait pas aux exécutions, mais on pouvait entendre le tambour et la guillotine.
C’est « Mouche à bœuf » qui a servi le dernier la guillotine ;
A l’angle du square de la mairie et de l’église habitait un ancien du bagne, Bove, bagnard gracié car la lame n’avait pas coupé sa tête ; il est resté vivre à St Laurent. »
LES BAGNARDS
« Parmi eux, il y avait ceux qui avaient fauté et ceux qui étaient innocents.
On s’entendait bien avec eux. Ceux que mon père prenait pour l’élevage du bétail mangeaient ce que nous mangions.
On les respectait, et j’ai connu Papillon, Badin, Gracia…
A l’hôpital, il y avait des infirmiers et des garçons de salle, des gens qualifiés comme M. Jeuniot au laboratoire.
Je me souviens aussi de M. Lagrange : qu’est-ce qu’il a fait comme faux billets !
Je le revois encore : il habitait dans le coin de la rue Thiers.
Il exposait ses tableaux, et quand on passait pour aller à l’école, il faisait notre portrait.
C’était un monsieur numéro un !
Lui nous a dit spontanément qu’il était faussaire.
Il y avait toutes sortes de bagnards :
Des bagnards de classe, infirmiers, secrétaires et ceux qu’on employait comme main d’œuvre pour les plantations, ou vendeurs chez Tanon pour rouler les barriques.
Les bagnards moins qualifiés venaient le matin offrir leurs services. Par exemple, ils remplissaient les baquets d’eau, balayaient, nettoyaient la cour.
Mon regret, c’est que nous n’avons pas cherché à apprendre cet artisanat : tableau de papillons, vannerie, peinture…on regardait faire.
On était des petites reines, des petits rois, on nous servait à domicile… »
« Pour employer un bagnard, il fallait faire une demande au bagne. Il y avait le porte-clefs devant la porte et un surveillant à l’entrée, au niveau de l’actuelle bibliothèque.
On devait donner nom, adresse et on allait chercher et ramener le bagnard.
Parfois ils dormaient sur place ; c’était ceux qui restaient pour les travaux.
Mais vous répondiez d’eux !
Car parfois les bagnards s’évadaient par le Surinam, la forêt ou le fleuve en radeau.
Puis ils se perdaient dans la brousse, et quand on les retrouvait, on les enterrait dans la fosse commune, à cinq ou six dans un même trou. »
Ils servaient aussi de domestiques ?
«Oui. Pour les garçons de famille, il fallait signer une décharge.
Le garçon de famille faisait le ménage, la lessive et le potager. Il dormait dans la maison des maîtres.
Mais il pouvait être malhonnête avec les dames…si vous lui donniez la porte d’entrée… »
LA VILLE COLONIALE
« La ville de St Laurent n’était pas aussi étendue qu’aujourd’hui : elle allait de l’église à la rue Thiers, avec le quartier officiel derrière l’église.
Ici où vous êtes (chez Mme Flore), les buffles se lavaient !
Et il n’y avait que deux ou trois maisons, et ça vous regardait si vous veniez ici…
D’anciens bagnards avaient un lopin de terre mais le taffia provoquait souvent des règlements de compte…
Le port de commerce était là où se trouve l’office du tourisme actuellement.
Le quai de l’Administration Pénitentiaire se situait lui devant la demeure du sous-préfet.
Les quartiers de St Maurice et de St Jean servaient à l’élevage et à la culture.
Le quartier de Charbonnière doit son nom à un créole qui y vendait son charbon ; il y avait aussi l’usine de bois de M. Thibaut, un européen.
Il n’y avait que deux familles à Paddock et on allait à Balaté en canot.
On a bien vécu à St Laurent et il y avait toutes les races : arabes, sénégalais, martiniquais, guadeloupéens, réunionnais, malgaches, chinois, annamites et les blancs.
Il fallait faire avec tout ce monde…
Plus tard les bushi-nenges se sont installés au bord du fleuve, derrière l’hôpital ; puis la mairie les a relogés à la Charbonnière..
St Laurent était prospère et nous n’avions rien à envier à Cayenne !
Ils y avait de nombreux commerces : Long, Barcarel,, Grenadin, Gougis où l’on payait en or ! Les entreprises Tanon, l’usine de taffia et de cire à Portal, la rhumerie de M. Symphorien.
Et puis les annamites, pêcheurs du village chinois aux maisons sur pilotis, et la scierie de St Jean. »
LE CAMP DE LA TRANSPORTATION
« On a été marqué par le bagne, je suis d’accord, mais on doit respecter tout ce qui est resté.
Cela était fait de mains d’hommes.
Le bagne a fermé ses portes en 1946.
L’Etat aurait alors du faire un choix : céder le camp à la commune ou autre, mais pas le laisser en friche !
En 1983, la commune a racheté le camp à un privé, M. Tanon, qui en avait fait son dépôt de marchandises : fûts d’essence et quincaillerie.
La commune a enlevé plus de 400 camions d’ordures !
Avec l’aide de l’armée et de M. Toubon, Ministre de la Culture à l’époque, nous avons réhabilité le camp de la Transportation.
Heureusement que le maire ne m’a pas écoutée et n’a pas rasé le mur ! »
« Oui, je me souviens que les deux derniers surveillants étaient M. Jawel et M. Martinet.
Lui est rentré à la sous-préfecture comme chef d’atelier, et il est mort à St Laurent.
Des bagnards sont repartis sur la métropole, Paramaribo ou les communes.
Ceux qui restaient traînaient dans les caniveaux, buvaient, et dormaient sur les trottoirs.
Ils avaient parfois un job : la brouette.
Ces bagnards libérés étaient sans ressources et avaient peu d’argent. Ils étaient pris en charge par l’Armée du salut.
Et il y avait le problème du logement ; le camp était encore ouvert, alors, même libres, ils retournaient y dormir ! »
Qu’est alors devenu cet immense espace ?
« Il y a eu les réfugiés de Sainte Lucie : ces gens ont habité le camp ; mais ils n’ont rien nettoyé pendant 10 ou 15 ans !
La cuisine, la boulangerie étaient mal entretenues : entretenez-les, donnez un coup de peinture, nettoyez la cour…
Ils ont trouvé le camp propre ; au bagne ils ne payaient pas de loyer, de lumière, ni l’eau courante… alors un peu d’entretien !
Le verger du camp était planté en papayers, fruits à pain, patates douces, avocats …
C’était entre la fermeture du bagne et la vente à M.Tanon.
Devenu propriétaire et pour ne pas avoir de problème, il leur laissa le temps de partir et ne leur fit pas payer de loyer.
Des enfants sont même nés dans le camp ! »
« Oui. Par exemple, les frères Moreau étaient au bagne avec leur père, arrêtés pour complicité avec l’ennemi. Ils ont été ensuite innocentés, mais ils ont donné 25 ans inutilement ici, et leur père est mort à St Laurent.
Eh bien les frères Moreau sont retournés à St Laurent à 80 et 70 ans pour retrouver la trace du père ; et encore aujourd’hui beaucoup de personnes viennent ici chercher leur aïeul. »
Le bagne, c’était vraiment l’enfer…
« C’était très difficile pour eux. Pourtant, au temps de l’Administration Pénitentiaire, Saint- Laurent du Maroni était un paradis ! »