Je suis M. ROYER Edouard, né le 9 avril 1920 dans la commune pénitentiaire de Saint Laurent du Maroni. Je suis l’unique fils de M. ROYER Edouard, de souche métropolitaine, et de Mme ROMAIN Marthe, de souche antillaise.
Mon père était le directeur de la rhumerie de Saint Maurice, propriété de l’Administration Pénitentiaire, où j’ai donc grandi. Mes parents y habitaient une belle et grande maison en bois, de six chambres, montée sur des pilotis de briques, avec un grand escalier et une vaste véranda tout autour.
A quoi ressemblait alors le quartier de Saint Maurice ?
Je me souviens avant tout de la bourgade de St Maurice où j’habitais avec mes parents et mes sœurs ; il n’y avait alors que douze ou quinze maisons ; on trouvait d’un côté des terrains maraîchers cultivés par les bagnards concessionnaires, de l’autre des champs de canne à sucre dont la production était destinée à l’usine ; il y avait aussi une bouverie. La canne était charriée par des buffles et par des chalands sur la rivière Balaté.
Cela correspond aujourd’hui à l’actuelle rhumerie et à la scierie, mais un domaine plus vaste qui s’étendait vers l’actuelle piste de Paul Isnard.
La production de rhum était alors importante ?
Oui, et c’était un rhum de haute qualité, un produit vendu dans tous les commerces de toute la Guyane, par fût ou dame Jeanne de 15 litres ; il y avait des entrepots, où on le gardait dans des fûts de bois vieilli naturellement.
Le directeur des Services Pénitentiaires coloniaux et le gouverneur de Guyane repartaient toujours avec leur fût quand ils rentraient en France !
Il faut rappeler que toute la commune, St Maurice y compris appartenait à l’A. P, et donc la population du domaine était celle du bagne : une vingtaine de bagnards qui constituaient la main d’œuvre de l’usine, et deux comptables, une dizaine de surveillants militaires avec leurs familles, le directeur de l’usine avec sa famille et quelques familles créoles, personnels de la rhumerie, comme les mécaniciens.
Vous cotoyiez au quotidien les bagnards. Vous n’aviez pas peur ?
Non ! Ils étaient les employés de l’usine, nous amenaient à l’école en « pousse », et j’ai même appris à lire avec les bagnards comptables de l’usine ; nous n’avions pas de « garçon de famille » à la maison, mais un jardinier qui s’occupait du jardin potager où les légumes poussaient à foison, et du poulailler.
Et puis il faut dire que ces bagnards détachés ne voulaient pas risquer de perdre leur place ! Ils étaient mieux traités à St Maurice qu’au camp : ils avaient leur propre chambre, fermée, ils étaient bien nourris ; puis ils faisaient leur trafic, gagnaient un peu d’argent …
Alors ils ne se risquaient pas à faire n’importe quoi !
Vous viviez presque en autonomie, loin de la ville …
Nous étions reliés à Saint Laurent, mais par le « pousse » ! Il n’y avait pas la route et c’était une voie ferrée qui reliait St Maurice à St Jean. Le « pousse » était un plateau sur quatre essieux, sur les rails, avec 2, 4 ou 6 fauteils en bois, animé par deux « pousseurs » et deux takaristes armés d’un bois très dur de quatre mètres ; tous les matins les enfants de St Maurice allaient à l’école communale de St Laurent en « pousse » ! Le trajet, une distance de deux kilomètres, durait entre 15 et 20 minutes.
J’ai eu une enfance que je ne peux pas oublier, très libre.
J’ai grandi dans la canne à sucre. Je peux vous dire que le jeudi, il n’y avait alors pas classe, je passais ma matinée sur des roches autour de l’usine, avec mon tas de cannes ; à midi il y avait un tas d’épluchures !
Nous étions quatre dans la famille, trois soeurs et un garçon, moi.
Il y avait de nombreux lacs à St Maurice et je me promenais souvent autour. On ne s’y baignait pas à cause des bêtes, caïmans ou couleuvres.
Mais je partais avec mon lance-pierre, ou avec la carabine 9 millimètres de mon père, pour aller tirer les bécassines. Je revenais avec parfois 14 bécassines que je donnais à ma mère ; on mangeait alors une fricassée de bécassines avec des petits-pois !
J’ai le souvenir aussi de la grande véranda de la maison, et c’était un plaisir pour nous les enfants d’y courir.
Il y avait aussi la messe et le catéchisme.
Et l’école ?
Il y avait une seule école, l’école communale, en face de la mairie ; l’école des filles et celle des garçons, ce n’était pas encore mixte ! On y restait jusqu’au certificat d’études. Les instituteurs étaient des métropolitains ou des créoles, nommés par l’A. P.
Je me souviens que je suis resté à St Laurent vivre chez une tante à moi, « moun raide », une vieille-fille ! puis nous remontions à St Maurice chez nos parents le samedi et le dimanche.
Après le certificat d’études, il fallait partir à Cayenne pour le collège, chez des parents ; j’ai passé mon brevet élémentaire puis mon père m’a envoyé en France à l’école de préparation d’entrée aux Arts et Métiers, à Angers, chez des cousins métropolitains à mon père : calcul, dessin industriel …
Mais mon père est tombé gravement malade et je suis rentré à l’âge de 16 ans à St Laurent. J’ai terminé mes études grâce aux cours par correspondance. Mon père est mort peu avant la guerre.
Mon père étant décédé, et étant le seul fils, j’ai du travailler. Mes sœurs aînées se sont mariées et ont travaillé une dans l’administration pénitentiaire, l’autre comme institutrice.
J’ai commencé à la Banque de Guyane, l’actuel bureau du maire, où je suis resté 7 ans. Entre-temps j’ai été mobilisé pour la guerre, en janvier 1940 ; je suis sorti caporal-chef. Puis je me suis marié en 1944 avec mademoiselle Eugénie VOLMAR et je suis rentré dans le commerce.
Quels souvenirs gardez-vous de la deuxième guerre mondiale ?
J’en conserve beaucoup ! Il y a eu la guerre, puis le régime de Vichy et enfin la Dissidence.
J’ai été mobilisé en 1940, direction Cayenne. Mais on nous a souvent ballottés, car on attendait le départ pour la France sur l’appontement de Cayenne sans jamais partir, à cause des sous-marins ! Mobilisé puis démobilisé, on a été ensuite envoyé à St Jean du Maroni, toujours propriété du bagne ; nous étions là deux, trois compagnies, dans des conditions très dures. Je me souviens des chauves-souris qui nous suçaient le sang des orteils ! Enfin nous avons fini à la caserne Joffre, l’actuel bâtiment de la Gendarmerie.
J’ai une anecdote amusante : nous étions postés le long du fleuve, face à Albina, pour surveiller les mouvements de troupes américaines car le Surinam était à l’époque la Guyane Hollandaise, dans le camp des Alliés ; et bien on voyait souvent la chaloupe militaire faire la traversée, le samedi soir, et les soldats hollandais débarquer à St Laurent. Ils venaient danser le samedi soir avec nos femmes ! C’était absurde !
J’ai aussi découvert le basket-ball grâce aux soldats portoricains basés à Moengo, et cela a été important pour moi, car j’ai appartenu plus tard à la première équipe de basket-ball de St Laurent !