Emilie : oui, c’était des familles de commerçants chinois qui y vivaient ; ils avaient leurs commerces et leurs logements. Vous n’avez qu’à lire les noms des rues ! C’était un véritable village sur l’eau car les maisons étaient construites sur pilotis. Ils avaient construit des pontons ouverts sur le fleuve pour commercer avec Albina ; les canots des orpailleurs partaient aussi de là vers les placers des hauteurs.
Sylva : c’était très propre et il y avait de belles maisons à deux étages ; chaque commerce avait son ponton ! On y trouvait toute sorte de marchandises. Mais ils étaient tous locataires car les chinois ne pouvaient pas être propriétaires ! On était des étrangers… Beaucoup sont partis de l’autre côté pour s’installer… C’était la colonie pénitentiaire !!!
Avant il y avait des annamites, des bagnards libérés qui pêchaient et faisaient leur contrebande.
Le commerce illégal était-il fréquent du temps de l’A. P ?
Oui, tout autour du camp, tout le monde trafiquait, et aussi le personnel de L’Administration Pénitentiaire !
Je me souviens d’une fois, j’étais très jeune, et je me promenais le long du mur de l’hôpital, du côté du village chinois. J’entends siffler, et je siffle à mon tour… ma grande sœur m’a déjà donné des coups sur la bouche pour cela…et je vois un colis passer à travers le trou du mur ! Un colis rempli de provisions, volées par le personnel cuisinier de l’hôpital ; il faisait du commerce avec un blanc restaurateur, la nourriture du bagne ! j’entends « clac », le bruit du cran d’arrêt… on connait ce bruit quand on vit à St Laurent ! Un surveillant arrive : « eh bien petite fille ? » Alors le cuisinier m’a dit : « va apporter la course pour ta maman » ; j’ai dit oui, oui et je suis vite partie !!!
Emilie : si Cayenne a souffert beaucoup, nous n’avons pas connu la misère à St Laurent.
Il y avait de quoi manger car les américains étaient en face et on commerçait avec Albina : du café, du lait, des œufs, du beurre … des passeurs faisaient les commissions !
Le Brésil aussi envoyait de la nourriture et on payait par l’or.
Sylva : on avait droit à dix florins par personne et on achetait ce qu’on voulait à Albina, puis on rentrait et on déclarait tout à la douane !
Une fois M. Derriot, il était brigadier de gendarmerie et faisait fonction de commissaire, m’a dit qu’il avait besoin de café, d’un peu de haricots … et bien il m’a payé le canot ; j’ai donné mon nom, pris les dix florins et fait les courses pour lui.
Il y avait beaucoup d’échanges et même les soldats français, tous les trois mois, traversaient. Ils étaient trois : un avec la caisse de l’argent français, deux autres armés. Ils changeaient l’argent et partaient à Albina avec l’or !
Même si le commerce avec Albina et les ressources en or permettaient à la population de bien vivre pendant la guerre, la répression du régime de Vichy était bien présente à St Laurent ?
Sylva : En temps de Vichy, un nouveau directeur de l’Administration Pénitentiaire avait été nommé et il n’aimait pas la France ! Il a fait fermer l’Armée du Salut (installée sur l’emplacement de l’actuelle école adventiste) et a expulsé son directeur. Les bagnards ne pouvaient plus recevoir d’aide.
On n’avait pas le droit d’ouvrir la radio et on devait éteindre les lumières ; on n’avait pas le droit de rester à trois ; les surveillants venaient vous séparer, et ils donnaient des coups aux jeunes qui se réunissaient!
Il y avait un grand portrait de Pétain à la mairie et tous les jours l’école nous amenait par groupe et on chantait « Maréchal, nous voilà… »
Emilie : je me souviens qu’à St Jean, il y avait un directeur très dur qui laissait les bagnards mourir de faim ; c’était les « pieds de biche », les récidivistes ; il les faisait travailler dur et souffrir … Au moins six cents sont morts en temps de Vichy.
A l’école, on nous donnait des hâches, des pelles, des pioches et on travaillait la terre … c’était « travail, famille, patrie » et les maîtres nous obligeaient !
Emilie : Les Américains étaient postés en face, à Moengo, et avaient construit sur la route, au sommet d’un grand arbre, une guéritte pour surveiller ; il y avait aussi des bunkers à Albina. Leurs canons étaient braqués sur le quartier officiel !!!
Les pauvres soldats martiniquais installés au village chinois avaient leurs petites mitraillettes pointées sur Albina ! Mais Albina avait de grands canons qui pointaient sur St Laurent !!!
Il y avait aussi un ballon dirigeable qui passait sur le fleuve, devant le village chinois : les soldats américains lançaient des sachets avec des provisions (bonbons, sandwichs, bic …), et arrivaient au quai, les enfants ramassaient mais les douaniers français prenaient tout…défense de ramasser !
Sylva : Savez-vous pourquoi Derrieux est parti ?
Le commandant pendant Vichy avait fait construire des tranchées, mais pour les métropolitains seulement… Alors Derrieux s’est fâché et a frappé son poing sur le bureau du commandant, puis a organisé les travaux pour la population, derrière le marché… après chacun a fait sa petite tranchée !
Mais il savait qu’il allait être puni, alors il est rentré chez lui, a dit à sa femme qu’il devait la frapper pour qu’elle ne soit pas complice, et il s’est échappé !
« Pipipi ! Derrieux, tig l’a mangé pendant qu’il était à la chasse ! Pipipi » criait un soldat antillais, mais nous on savait qu’il avait déjà traversé ! Chandon était déjà là-bas. Récupéré par les Américains, ce fut Moengo, Paramaribo et l’avion vers la France libre !
Beaucoup de gens ont choisi la Dissidence et gagné le Surinam ?
Sylva : Je me souviens qu’à l’appel du Général de Gaulle, les tirailleurs sénégalais avec leurs ceintures et leurs chéchias rouges, étaient installés à St Jean, et il y en a un qui a traversé à la nage pour rejoindre les alliés ; mais à Albina les soldats l’ont tenu et ils l’ont raccompagné à St Jean ; mais ils ont exigé qu’on ne le tue pas, ni qu’il soit puni, car on craignait la révolte : toute la caserne pouvait foutre le camp ! Ils on fait signer un papier officiel pour cela.
De nombreux jeunes ont choisi de répondre à De Gaulle et s’opposaient à Vichy : passeurs, soldats …
Emile : Des bagnards aussi s’échappaient pour combattre ; mais quand ils étaient attrapés, ils étaient sévèrement punis. Je me souviens de deux qui faisaient ouvertement de la propagande pour De Gaulle ; ils ont été envoyés aux Iles du Salut. C’était Vangenen et le martiniquais Reinard.
La fin de la guerre a été aussi la fin d’une époque pour St Laurent… Sylva : oui, le bagne a fermé peu après et nous sommes devenus une vraie commune, avec un maire élu ; c’était M. Symphorien.
Et grâce à M. Monerville nous sommes devenus un département.
Emilie : après beaucoup de choses ont changé et la ville a dû apprendre à vivre sans les habitudes du temps du bagne…