Emilie : notre père n’était pas un réfugié ! Il était venu en Guyane avec un parent, jeune et célibataire ; c’était avant la première guerre mondiale ; puis il est retourné en Chine, a épousé notre mère et il est revenu ici s’installer avec elle. Le voyage durait plus de trois mois et on passait par Marseille puis les Antilles et enfin la Guyane.
Sylva : il y avait encore un empereur en Chine et notre père avait une longue et belle natte !
Vous êtes donc nées à St Laurent ?
Emilie : oui, en 1930. Je suis guyanaise, nous n’avons pas été élevées dans le système chinois, même si les chinois étaient solidaires.
Sylva : oui, nous sommes guyanaises, mais je me souviens que les chinois avaient leur cercle et papa avait un badge tout rond avec le drapeau de la Chine.
Moi, je suis née à Albina ! Il n’y avait que des médecins pénitentiaires et ils ne s’occupaient pas des civils. Alors on allait tous se soigner à Albina et on prenait le canot : en quinze minutes on arrivait, c’était libre. Maintenant c’est le contraire…
Mais je ne suis pas surinamienne : j’ai respiré l’air français, mangé le pain français, alors je suis française !
Sylva : c’est la promenade au square des fleurs, l’actuelle place de la République. Le square, clôturé, était gardé par un surveillant du bagne, un porte-clefs arabe, qui ouvrait et fermait tous les jours. Il était interdit de cueillir des fleurs !
Il y avait une horloge solaire, sur un beau socle en ciment, entouré d’une belle barrière comme celle de l’hôpital. Alors le dimanche on allait voir l’heure ; moi j’étais courte alors on me soulevait et je me tenais à la barrière ! Depuis cette horloge a disparu…c’était la seule et unique en Guyane.
Emilie : c’est comme la guillotine, elle était au camp, puis elle a disparu, je crois qu’elle est au musée à Cayenne.
Et vous, quel est votre premier souvenir ?
Emilie : je me souviens de tous ces fruits que l’on pouvait cueillir librement ! On n’a jamais acheté de mangues ! ! ! Il y avait beaucoup de manguiers, devant l’hôpital et au quartier officiel, un pied de sapotille, et même de bakcovs au trésor …les pommes rosa, prunes de cythère, caféiers, cacao…
Et on se lavait les mains dans les fontaines ! Il y avait les fontaines à la mairie, au marché …
Mais le quartier officiel nous était interdit à nous civils ! c’était scindé..
En face de la piscine c’était un entrepôt et le CCL était une coopérative ; le port se situait à l’office du tourisme et de grands navires y arrivaient : le Duc d’Aumale, le Counch… mais l’accès au pont nous était interdit. Les civils voyaient cela de loin… Puis le port a été au niveau de la place Verte, on aperçoit toujours les restes du ponton, et en face il y avait les douanes. On y débarquait les marchandises et les passagers.
Sylva : non, mais St Laurent était beaucoup plus petit ! En ce temps là Paddock était l’élevage de bœufs de M. Symphorien ! C’était « la petite Venise », car on y avait construit de petits ponts. Il y avait la limonaderie de M. Pellier et la glacière. C’était de la limonade manuelle ! Du sirop bouilli avec différents parfums : ananas, mangue …
Au quartier qu’on appelle la Glacière, avant on disait l’aviation, il y avait plein de goyaviers, on faisait des confitures.
St Maurice était une zone de cultures qui alimentait le marché de St Laurent. Des bagnards libérés avaient des concessions et exploitaient les terres ; tous les jours, très tôt, on trouvait tout ce qui était nécessaire, même du lait frais !
Je me souviens aussi du lavoir : derrière l’actuelle entreprise de M. Palmier, il y avait trois criques où l’eau était glacée, et il y avait une maison en bois où les femmes lavaient le linge.
Emilie : le quartier de St Jean était réservé à l’Administration Pénitentiaire, c’était la promenade le dimanche ; on y allait en train depuis la gare située aux Marinas. Mais il y avait aussi le « pousse-pousse » qui suivait les rails : quatorze kilomètres à la force des bras !
Et on connaissait tous les trois buffles de M. Symphorien qui descendaient à St Laurent ; je me souviens encore des noms : Négro, Requin et Moutiou !
Et le quartier des Cultures porte bien son nom : c’était des champs cultivés pour le personnel de l’Administration Pénitentiaire.
Et l’école ?
Sylva : il y en avait deux : l’école publique communale, en face d’EDF, et l’école privée des soeurs franciscaines.
L’actuel collège Tell Eboué était l’école des sœurs, avec la pharmacie de la mairie. Mais il fallait payer, et les sœurs n’acceptaient pas n’importe qui, elles choisissaient… Les autres comme nous allaient à l’école publique !
Emilie : il y avait aussi l’orphelinat des sœurs, mais que pour les filles. Elles ne leur donnaient pas vraiment l’instruction mais elles leur apprenaient à faire la cuisine, à coudre…c’étaient des enfants abandonnés, de toutes les races, même de bochs, ou de créoles qui étaient dans les hauteurs.
Les autres comme nous allaient à l’école publique ! Mais il y avait seulement des créoles, des européens et quelques arabes … nous n’avions pas de camarades buschi-nenge ou indiens.
(Suite de l'interview à lire prochainement)